jueves, 4 de agosto de 2016

MEXICO: L'OISEAU BLEU

L'OISEAU BLEU

Juillet 2016

10h30 . Ligne de métro Tasqueña – Cuatro Caminos.
L'heure de pointe est passée, les trains ne sont plus bondés et les policiers n'ont pas eu à séparer, dans des wagons différents, les hommes des femmes et des enfants. À la station Xola, un premier vendeur ambulant fait son apparition :
« Bonjour messieurs les passagers, permettez-moi de vous présenter un produit unique : ce coupe-ongles avec diamant incorporé vous permet de réparer les ongles cassés, les ongles incarnés ; grâce à lui, vous aurez des mains impeccables qui feront l'envie de vos collègues de travail. Ce produit unique vous le trouverez dans les grandes surfaces au prix de 50 pesos.1 Moi, exceptionnellement aujourd'hui, je vous l'offre pour 10 pesos.2
Oui, vous avez bien entendu, il ne vous en coûtera que 10 pesos, n'hésitez pas. »
Malgré ces arguments convaincants, aucun passager ne se manifeste. Le vendeur change de wagon à la station suivante et laisse la place à une ambiance musicale tropicale, digne d'une discothèque ou d'un restaurant de plage d'Acapulco. Car le marchand suivant a son propre mini « sound system » attaché à la ceinture :
« Excusez-moi de vous déranger, mesdames et messieurs. Le CD que je vous propose, comme vous pouvez l'écouter, est d'une qualité incomparable. Il contient les 80 plus grands succès de musique tropicale, salsa, latin jazz, cumbia, reggaeton, interprétés par les plus grands artistes de notre continent. Un CD indispensable pour vos fêtes, anniversaires, mariage, ou simplement pour être de bonne humeur dès le matin. Ce disque incomparable ne vous coûte que 10 pesos, 10 petits pesos seulement. »
Aucun passager ne réagit car ils savent que ce sont des morceaux que l'on peut pirater facilement sur internet. À l'arrêt suivant, le DJ ambulant ressort bredouille.

Station San Antonio Abad. Le troisième camelot veut prendre soin de notre santé :
« Avec votre permission, messieurs les passagers, je vais vous présenter un livre de 100 recettes de cuisine qui vous permettra de mieux nourrir votre famille, d'être en meilleure santé et de vivre plus longtemps. Car toutes ces recettes sont préparées avec des produits naturels. Par exemple, dans le chapitre Salades, vous trouverez la salade au poulet, la salade aux champignons, la salade de piments, la salade méditerranéenne, la salade au maïs, la salade à l'avocat...
Dix pesos seulement pour ce petit livre qui va changer votre vie. »
Deux passagères achètent, convaincues de l'utilité de la brochure. Avec les 20 pesos en poche, le vendeur pourra s'offrir un soda bien sucré et coloré, et un petit sachet de chips pimentées. Pour tenir le coup, car il a dû se lever très tôt pour arriver au terminus Tasqueña depuis sa banlieue misérable.

Station Pino Suárez. Juste avant la fermeture des portes, elle s'engouffre dans le wagon puis pivote sur elle-même les bras écartés pour délimiter son espace scénique et ne pas disparaître dans la forêt de bras et de jambes. C'est une brunette au regard pétillant qui doit avoir une vingtaine d'années. Sans attendre, elle déclame un poème avec tant de force et de talent que tout le monde tend l'oreille, même ceux qui font semblant d'être ailleurs :
« Hay un pájaro azul en mi corazón que quiere salir pero soy dura con él, le digo quédate ahí dentro, no voy a permitir que nadie te vea. »3

Ces vers, il semblerait qu'elle les a elle-même écrits, car ils reflètent l'état d'âme de tous ces chilangos4 du peuple qui passent des heures, chaque jour, dans les transports publics, pour aller gagner leur vie dans les quartiers plus riches. Épuisés par des journées interminables, la pollution et l'altitude, ils se renferment sur eux-mêmes et n'expriment plus aucun sentiment en public.
En réalité, elle récite le poème L'oiseau bleu (Bluebird, 1992) de l'américain Charles Bukowski. A la fin du récit, une passagère, émue, applaudit timidement. Les autres ne bronchent pas. La brunette s'adresse alors à eux :
« Pour me remercier, je vous demande simplement un regard, un sourire, pas forcément de l'argent, mais surtout pas d'indifférence, car, vous savez, l'indifférence c'est l'antichambre de la mort. »
Quelques pesos tombent dans sa main et, en échange, elle sort de son petit sac à dos des marque-pages qu'elle a décorés. Car elle ne veut surtout pas qu'on la prenne pour une mendiante. En trois minutes, entre deux stations, un rayon de soleil a éclairé la grisaille quotidienne.

Station Zócalo. Des couloirs interminables, un escalier roulant, et au dessus de la sortie, un grand panneau sur lequel on peut lire : La vente ambulante est interdite dans le métro.


                                                                                                                            François Lassabe

1 2,50 euros
2 0,50 euro
3 Il y a dans mon cœur un oiseau bleu qui veut sortir mais je suis trop coriace pour lui, je lui dis, reste là, je ne veux pas qu'on te voie.
4 Habitants de la capitale

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