L'OISEAU BLEU
Juillet
2016
10h30
. Ligne de métro Tasqueña – Cuatro Caminos.
L'heure
de pointe est passée, les trains ne sont plus bondés et les
policiers n'ont pas eu à séparer, dans des wagons différents, les
hommes des femmes et des enfants. À la station Xola, un premier
vendeur ambulant fait son apparition :
« Bonjour
messieurs les passagers, permettez-moi de vous présenter un produit
unique : ce coupe-ongles avec diamant incorporé vous permet de
réparer les ongles cassés, les ongles incarnés ; grâce à
lui, vous aurez des mains impeccables qui feront l'envie de vos
collègues de travail. Ce produit unique vous le trouverez dans les
grandes surfaces au prix de 50 pesos.1
Moi, exceptionnellement aujourd'hui, je vous l'offre pour 10 pesos.2
Oui,
vous avez bien entendu, il ne vous en coûtera que 10 pesos,
n'hésitez pas. »
Malgré
ces arguments convaincants, aucun passager ne se manifeste. Le
vendeur change de wagon à la station suivante et laisse la place à
une ambiance musicale tropicale, digne d'une discothèque ou d'un
restaurant de plage d'Acapulco. Car le marchand suivant a son propre
mini « sound system » attaché à la ceinture :
« Excusez-moi
de vous déranger, mesdames et messieurs. Le CD que je vous propose,
comme vous pouvez l'écouter, est d'une qualité incomparable. Il
contient les 80 plus grands succès de musique tropicale, salsa,
latin jazz, cumbia, reggaeton, interprétés par les plus grands
artistes de notre continent. Un CD indispensable pour vos fêtes,
anniversaires, mariage, ou simplement pour être de bonne humeur dès
le matin. Ce disque incomparable ne vous coûte que 10 pesos, 10
petits pesos seulement. »
Aucun passager ne réagit car
ils savent que ce sont des morceaux que l'on peut pirater facilement
sur internet. À l'arrêt suivant, le DJ ambulant ressort bredouille.
Station San Antonio Abad. Le
troisième camelot veut prendre soin de notre santé :
« Avec
votre permission, messieurs les passagers, je vais vous présenter un
livre de 100 recettes de cuisine qui vous permettra de mieux nourrir
votre famille, d'être en meilleure santé et de vivre plus
longtemps. Car toutes ces recettes sont préparées avec des produits
naturels. Par exemple, dans le chapitre Salades, vous trouverez la
salade au poulet, la salade aux champignons, la salade de piments, la
salade méditerranéenne, la salade au maïs, la salade à
l'avocat...
Dix
pesos seulement pour ce petit livre qui va changer votre vie. »
Deux passagères achètent,
convaincues de l'utilité de la brochure. Avec les 20 pesos en poche,
le vendeur pourra s'offrir un soda bien sucré et coloré, et un
petit sachet de chips pimentées. Pour tenir le coup, car il a dû se
lever très tôt pour arriver au terminus Tasqueña depuis sa
banlieue misérable.
Station
Pino Suárez.
Juste avant la fermeture des portes, elle s'engouffre dans le wagon
puis pivote sur elle-même les bras écartés pour délimiter son
espace scénique et ne pas disparaître dans la forêt de bras et de
jambes. C'est une brunette au regard pétillant qui doit avoir une
vingtaine d'années. Sans attendre, elle déclame un poème avec tant
de force et de talent que tout le monde tend l'oreille, même ceux
qui font semblant d'être ailleurs :
« Hay
un pájaro azul en mi corazón que quiere salir pero soy dura con él,
le digo quédate ahí dentro, no voy a permitir que nadie te vea. »3
Ces
vers, il semblerait qu'elle les a elle-même écrits, car ils
reflètent l'état d'âme de tous ces chilangos4
du peuple qui passent des heures, chaque jour, dans les transports
publics, pour aller gagner leur vie dans les quartiers plus riches.
Épuisés par des journées interminables, la pollution et
l'altitude, ils se renferment sur eux-mêmes et n'expriment plus
aucun sentiment en public.
En
réalité, elle récite le poème L'oiseau
bleu (Bluebird,
1992) de l'américain Charles Bukowski. A la fin du récit, une
passagère, émue, applaudit timidement. Les autres ne bronchent pas.
La brunette s'adresse alors à eux :
« Pour
me remercier, je vous demande simplement un regard, un sourire, pas
forcément de l'argent, mais surtout pas d'indifférence, car, vous
savez, l'indifférence c'est l'antichambre de la mort. »
Quelques
pesos tombent dans sa main et, en échange, elle sort de son petit
sac à dos des marque-pages qu'elle a décorés. Car elle ne veut
surtout pas qu'on la prenne pour une mendiante. En trois minutes,
entre deux stations, un rayon de soleil a éclairé la grisaille
quotidienne.
Station
Zócalo. Des couloirs interminables, un escalier roulant, et au
dessus de la sortie, un grand panneau sur lequel on peut lire :
La vente
ambulante est interdite dans le métro.
François Lassabe
1
2,50 euros
2
0,50 euro
3
Il
y a dans mon cœur un oiseau bleu qui veut sortir mais je suis trop
coriace pour lui, je lui dis, reste là, je ne veux pas qu'on te
voie.
4
Habitants de la capitale
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